Les songeurs négligeables.

Ceux-là traverseront la muraille marine bientôt. Du nord vers le sud.

Sans peur au ventre, sans avoir faim, ni soif.

Sans mortifier leur corps d’une traversée de galériens, sans craindre leur arrivée, les passeurs, les voleurs, la police, les frontières, l’engloutissement par les eaux de leur exil sans papier. Sans grande inquiétude pour l’enfant, seulement le regarder vivre, prendre place dans leurs douces rêveries. Des petits Larbaud sans le sou, mais heureux ! Ah Valery Larbaud et les éclats de rouge d’un boulevard raspaillien ! Et son divan de voyage intérieur. Impossible empire de soi ; château de sable et ses tours crénelées guidant la part d’ombre. Tour-s-ments étrangers, toujours reprisés par le même trou énamouré, bruissant vers l’autre sublimé. La bouche dit fin-e-ment les mots de l’aventure-madrigal. Il y a là un coquillage-monde dans lequel on aime parler ; écho moelleux et tranchant de la voix recueillie ; oreilles nacrées d’un grand boulevard parisien aux embruns d’histoire cosmopolite. Une écriture réceptacle, à portée de bouche, dans la ville, le coquillage entrelace les possibles infinis, le creux de l’oreille-coquille ; s’y entrechoque la multitude des grains de voix. Confettis.

Vois-la circuler. Au moins ça. Écoute-la. L’Hystoire des hommes.

Ailleurs. A l’avant d’un pont marsouinant, vêtus de leur imaginaire de voyageurs, ceux-là fendent le trait d’union liquide. Regards au loin, mentons hauts. Espoirs colorés de projections avantageuses. La traversée. Acmé du fantasme se dilatant au crépuscule de l’horizon. Et point final d’autres requérants à l’ailleurs. La vie mobile tournoie morbide. Parfois. La part perdue humaine. Quelle loi brûle ainsi les corps avant l’heure entière !? O l’abominable scandale !

Ceux-là, laisseront-ils s’écouler les minutes de bleu avalées par les moteurs, les oiseaux crieurs, les ciels se décolorés, pour simplement tenir leur chapeau, -canotier, panama, fichu-, assis sur leur malle cabine, un œil distrait sur les courants d’air ou les mains de l’enfant, soulevant les pages d’un vieux Loti, d’un carnet de maroquin à peine griffonné, sur les genoux humides et salés !? Ultimes trésors attrapés sur les étals provençaux quelques jours avant d’embarquer. Aubaine marseillaise. Petits objets passeurs. Des puces aux souks. Baisser ses lunettes de soleil. Les relever. Oh non sur le nez à nouveau ! Ici, la lumière si forte vous noie d’un noir tacheté d’or et l’horizon marin à portée de main, croit-on, aveuglés. Ivres. Oseront-ils les indolents gâtés se confondre avec la traversée ? Et souffler les autres traversées de leur courte vue !? Lira-t-on déjà les auteurs de l’autre terre ? Entendra-t-on déjà les langues découpées les accents… Peut-être simplement renouer son foulard joliment. Largement respirer. Plisser les yeux un instant. Si doux en soi-même. Etre dans le décor de voyage. Qui pour nous le dire !? Sommes-nous devenus réels par la simple traversée autorisée. Alors que déjà la nouvelle seconde avale ce temps en suspens. Ah l’insolente seconde qui provoque léger malaise même dans ce tableau traversant. Et les engloutis en apnée d’être d’un temps en partage. Et les petits objets familiers pour ne pas perdre pied. Et le pied marin de préférence.

Ceux-là prendront le temps d’arriver là-bas. Traversée tête en l’air ; tissu de songes pour tout bagage à main.

Point d’arrivée légitime d’une aventure déjà liquidée. Ont été dans le décor.

Ceux-là, vers le sud.

Lac Kariba, pas encore en 2012.

Élise CLÉMENT